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La société contre l’État

Et si le matérialisme – historique ou dialectique – n'était qu'une autre manifestation de la pensée étatique, c'est-à-dire de l'autoritarisme anti-démocratique (au sens le plus large du terme) et anti-social ?

Dans ses cours sur l’État, Bourdieu avertit que l’« un des effets du pouvoir symbolique associé à l’institution d’État est précisément la naturalisation, sous forme de doxa, de présupposés plus ou moins arbitraires qui ont été à l’origine même de l’État. » (Bourdieu, P. (2012). Sur l’État : Cours au Collège de France, 1989-1992. Raisons d’agir : Seuil, p. 185).

À relire Castres, la portée de cet avertissement peut également ouvrir à une réflexion critique sur le marxisme et les socialismes et communismes qui s’en inspirent.

Dithyrambiques ou du moins apologétiques du monopole historique et social particulier de la violence, représenté par l’État, les pensées, les croyances, les cultes autoproclamés « progressistes » ne se fondent non seulement sur une historicité téléologique (la métaphysique à peine masquée du « progrès social » ou technologique), mais encore sur les diverses conceptions de la « loi » historique ou dialectique de l’évolution technologique et sociale.

Et si le matérialisme – historique ou dialectique – n’était qu’une autre manifestation de la pensée étatique, c’est-à-dire de l’autoritarisme anti-démocratique (au sens le plus large du terme) et anti-social ? Et si le matérialisme historique ou dialectique s’inscrivait déjà dans cette doxa d’État ?

Non pas socialisme ou barbarie, dans ce cas, mais le socialisme comme forme historique de la barbarie, l’« autre visage de l’ethnocentrisme » (Clastres) ou de ce que Foucault nommait le « racisme » dans son cours de 1976.

Le racisme, et plus particulièrement le racisme d’État selon Foucault, est ce « racisme qu’une société va exercer sur elle-même, sur ses propres éléments, sur ses propres produits ; un racisme interne, celui de la purification permanente, qui sera l’une des dimensions fondamentales de la normalisation sociale. » (« Il faut défendre la société ». Cours du 26 janvier 1976.)

Les deux grands préjugés partagés par une large part de la pensée dite de « gauche » seraient donc les mêmes que ceux de la pensée de l’État : la bonne société « se déploie à l’ombre protectrice de l’État » – depuis 2020, nous avons pu témoigner ce qu’il en est de cette protection mortifère – et l’impératif catégorique du « il faut travailler ». Varions les plaisirs : il faut s’adapter (B. Stiegler), il faut obéir (« Mehr Diktatur wagen ») …

D’où l’intérêt de remettre l’histoire du marxisme sur ses deux pieds politiques :

« C’est donc bien la coupure politique qui est décisive, et non le changement économique. La véritable révolution, dans la protohistoire de l’humanité, ce n’est pas celle du néolithique, puisqu’elle peut très bien laisser intact l’ancienne organisation sociale, c’est la révolution politique, c’est cette apparition mystérieuse, irréversible, mortelle pour les sociétés primitives, ce que nous connaissons sous le nom d’État. Et si l’on veut conserver les concepts marxistes d’infrastructure et de superstructure, alors faut-il peut-être accepter de reconnaître que l’infrastructure, c’est le politique, que la superstructure, c’est l’économique. »

(Clastres, P. (1974/2011). La société contre l’État : Recherches d’anthropologie politique. Éd. de Minuit.)

Thierry Simonelli
Thierry Simonelli
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