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Brève réflexion sur Machiavel et le machiavélisme. Le ›machiavélisme‹ – hypothèse – reposerait sur une lecture moralisatrice de certains passages du Prince qui n’a pas pu, ou pas voulu (peut-être du fait des traductions) tenir compte de l’originalité de la pensée politique de Machiavel.
Cette originalité consisterait dans l’introduction de la perspective curviligne (Leonardo), c’est-à-dire cette perspective qui, plus que les perspectives ›mathématiques‹ du quattrocento, tient compte de la spécificité de l’œil du spectateur dans la construction de l’image perçue.
La subtilité du texte original passe plus ou moins inaperçue dans la traduction française qui dit : « […] il m’a paru qu’il valait mieux m’arrêter à la réalité des choses que de me livrer à de vaines spéculations. »
Or, le texte original introduit une notion bien différente de la « réalité » (de la realitas des ›choses‹) :
« […] mi è parso più conveniente andare drieto alla verità effettuale della cosa, che alla immaginazione di essa. »
(XV. Di quelle cose per le quali li uomini, e specialmente i principi, sono laudati o vituperati)
À la place de la « réalité » de la traduction, Machiavel a donc parlé de la « vérité efficiente », soit de cette réalité aristotélicienne, la Wirklichkeit, dont Hegel aura soulevé le jeu sémantique :
« Eben deswegen ist die Wirklichkeit ,,wirklich »: ihr Wesen besteht darin zu zeigen (Einheit des Wesens und der Existenz), was wirklich ist, das muss wirken. » (Log. II)
Bref, ce qui agit, ce qui est efficient, ce qui a des effets ou des conséquences en politique, ce n’est pas tant la vérité, fut-elle théologique ou scientifique, mais ce qui est « perceptible » à l’oeil du spectateur. C’est-à-dire : le paraître, les discours, les croyances, les espoirs, les ragots, les Fake news, etc.
D’où le réalisme perspectiviste, qui s’intéresse à la « vérité efficiente » :
« E non è cosa più necessaria a parere di avere che questa ultima qualità. E li uomini in universali iudicano più alli occhi che alle mani; perché tocca a vedere a ognuno, a sentire a pochi. Ognuno vede quello che tu pari, pochi sentono quello che tu se’; e quelli pochi non ardiscano opporsi alla opinione di molti che abbino la maestà dello stato che li difenda: e nelle azioni di tutti li uomini, e massime de’ principi, dove non è iudizio da reclamare, si guarda al fine.»
(XVIII. In che modo e’ principi abbino a mantenere la fede)
Dans ce passage, Machiavel parlerait donc moins de la manipulation, de la propagande ou du marketing politique, que des facteurs efficients du politique.
Ainsi, on verra dans Machiavel un précurseur peu reconnu du concept du politique de Hannah Arendt :
« The modes of thought and communication that deal with truth, if seen from the political perspective, are necessarily domineering; they don’t take into account other people’s opinions, and taking these into account is the hallmark of all strictly political thinking. Political thought is representative. I form an opinion by considering a given issue from different viewpoints, by making present to my mind the standpoints of those who are absent; that is, I represent them. »
(Truth and Politics. The New Yorker, February 25, 1967)
À l’inverse, la revendication de la vérité en politique – la volonté de vérité, cette « formidable machinerie destinée à exclure » (Foucault) – a toujours partie liée avec l’autoritarisme :
« Truth carries within itself an element of coercion, and the frequently tyrannical tendencies so deplorably obvious among professional truthtellers may be caused less by a failing of character than by the strain of habitually living under a kind of compulsion. »
Si donc, comme le pense Arendt, la vérité en politique est toujours une revendication de pouvoir, le perspectivisme machiavélique en devient en même temps une condition (efficiente) de la conception démocratique du politique. Ce qui finalement rendrait le machiavélisme bien moins machiavélique qu’il n’y paraît.