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La technocratie incontournable ?

En 1986, Ulrich Beck avertissait que la Société du risque manifestait une tendance au totalitarisme « légitime » de la défense contre les dangers. La démocratie devrait-elle donc céder le pas à un nouveau despotisme éclairé des experts et des scientifiques ?

Bien que la voix du peuple soit couramment considérée comme la source de la légitimité démocratique, il semble couramment admis qu’il ne devrait pas pour autant prendre part aux décisions publiques relatives aux problèmes politiques complexes, surtout quand ces derniers nécessitent l’utilisation de connaissances scientifiques et techniques détenues par les experts.

En mars 2023, Emmanuel Macron a formulé cette perception politique face aux manifestants de la manière la plus claire : « l’émeute, la foule, n’ont pas de légitimité face au peuple qui s’exprime via ses élus. » Dans la perspective du pouvoir politique, il existe donc deux peuples : le peuple légitime, policé, de la représentation politique, et le peuple irrationnel et émotionnel du désordre, voire du « tumulte » dans les rues. Ainsi, l’homme politique représente la raison et le calcul savant du bien commun dont les subtilités échappent à la plèbe. La vraie « voix du peuple » parle à travers ses élus et leurs lumières. La voix du peuple, autrement dit, c’est la voix du gouvernement élu. 

L’une des expressions théoriques les plus connues de ce que l’on pourrait appeler le « dédain » du peuple, a été donnée par l’économiste autrichien Joseph Schumpeter (en 1942) :

Ainsi, le citoyen typique tombe à un niveau inférieur de performance mentale dès qu’il entre dans le champ politique. Il argumente et analyse d’une manière dont il reconnaîtrait volontiers le caractère infantile dans la sphère de ses intérêts réels. Il redevient un primitif. Sa pensée devient associative et affective. (Schumpeter, 262)

Dès que le citoyen sort de son propre champ de compétence, que Schumpeter ne remet pas en question par ailleurs, dès qu’il s’avance sur le terrain de la politique, il fait preuve d’un manque de capacités mentales et retombe au niveau de l’enfant. La conséquence en est que, comme un enfant, il doit être guidé et instruit par les « adultes », c’est-à-dire par l’élite politique ou scientifique. Introduire une procédure démocratique sur ce plan reviendrait à introduire le loup populiste dans la bergerie des experts. Notons à cet endroit que la distinction entre un peuple et une élite n’est pas la seule caractéristique des conceptions critiques du populisme. Elle détermine encore l’auto-compréhension de l’élite politique et scientifique elle-même. 

Dès que l’on s’écarte des affaires quotidiennes, explique Schumpeter, qui se situe explicitement du point de vue de l’élite scientifique, et dès que l’on aborde les questions de politique domestique, voire de politique étrangère, le citoyen ordinaire, tout intelligent qu’il pourra être dans les affaires quotidiennes professionnelles et privées, fait preuve d’un manque de sens des réalités et, par conséquent, d’un manque de responsabilité. 

Cette ignorance ne résulte toutefois pas d’un simple manque d’information de la part des citoyens. Même dans les années 1940, Schumpeter reconnaissait que les informations et les savoirs nécessaires pour comprendre et décider en matière de politique ne manquaient pas. 

Mais ce n’est justement pas un problème d’accès inégal à l’information. Le problème tient au fait que les citoyens communs ignorent comment utiliser ces savoirs relatifs au politique. Ils restent illogiques et vagues dans leurs raisonnements et apathiques dans leur volonté selon Schumpeter. Et, dans les rares cas où un citoyen empiète sur le champ de la politique, « il a toutes les chances de devenir encore plus inintelligent et irresponsable qu’il ne l’est d’habitude » (ibid.).

Il semble clair dès lors que l’on évitera de s’en remettre aux citoyens en matière de politique, et bien plus encore en matière de décisions informées par des connaissances scientifiques. Concrètement, les questions relatives à la pollution, à l’environnement, les questions économiques, industrielles, éducatives et même sanitaires ne sont pas accessibles aux citoyens, même s’ils sont concernés par elles. Au peuple, il revient tout au plus d’élire les représentants les plus avisés et les plus responsables. 

Et, ce qui vaut pour l’élite politique vaut à fortiori pour les experts scientifiques. Comment un public non averti pourrait-il prendre part aux questions proprement scientifiques ou à celles concernant les effets secondaires complexes des technologies déterminées par le progrès scientifique ? 

En effet, on pourrait aisément questionner le sens d’un débat public sur l’observabilité de particules élémentaires instables de courte durée. De même, la question de savoir à quelles connaissances naîtraient d’une discussion publique sur les effets du glyphosate quant à l’inactivation de la voie de l’acide shikimique dans les cultures agronomiques est pour le moins rhétorique. Ou que penser d’une discussion sur l’application modèle causale de Neyman-Rubin aux déterminants économétriques de l’inflation, ou sur les avantages de l’usage thiomersal sur le phénol et le crésol dans les vaccins ? 

Si ce type d’argumentation en faveur de la nécessité de l’élitisme scientifique et politique repose sur l’évidence de compétences dont l’acquisition demande des années d’études et de recherches, elle n’en repose pas moins sur nombre de confusions astucieuses qui font passer les vraies questions politiques sous les évidences de la spécialisation professionnelle. 

D’abord, l’argumentation semble annuler ou du moins rendre négligeable la différence entre le scientifique, le conseiller (l’expert) et le décideur politique (1). Ensuite, elle court-circuite la question de la légitimité des prises de décision en régime démocratique (2). Finalement, elle ne distingue pas entre les savoirs et les connaissances scientifiques et les effets de l’application de ces connaissances qui concernent l’ensemble d’un peuple, voire de la population mondiale (3).

1.) S’il n’y a pas systématiquement lieu de douter de la compétence scientifique des scientifiques – ce qui n’est pas toujours vrai de leur honnêteté (voir Bréchet, 2014, p. 72) – la question de l’expertise scientifique s’avère plus délicate. Contrairement au scientifique, inséré dans le débat scientifique avec ses pairs, l’expert, comme conseiller du politique, se situe au carrefour de multiples intérêts, allant de l’objectivité désintéressée de son savoir aux intérêts économiques et politiques évidents, sans même mentionner les gratifications personnelles de la proximité au pouvoir qui semble si irrésistible à certains scéniques (comme nous avons pu le constater de manière éclatante pendant les années de pandémie). 

Si le problème du conflit d’intérêt est pourtant amplement reconnu en sciences (voir Shammo et al, 2009), il paraît nettement moins formalisé et institutionnalisé dans le cas de l’expertise scientifique. Ce manque semble d’autant plus étonnant que les experts sont d’abord choisis et rétribués en fonction des intérêts politiques. C’est la raison pour laquelle, même en principe, la différence entre une « décision politique fondée sur des preuves » et une « sélection des preuves fondée sur la politique » n’est pas toujours possible (voir Straßheim & Kettunen, 2014).

2.) Qu’il s’agisse du scientifique ou de l’expert, la prise de décision démocratique se heurte à un problème de principe plus profond encore : la légitimité d’une décision politique en régime démocratique ne dépend pas de la qualité ou de la véracité du savoir ou des connaissances – des « vérités » ou « consensus » scientifiques –, mais de ce qui tient lieu de la décision commune des citoyens ou de leurs représentants. C’est toute la différence entre un mode de gouvernement aristocratique au sens le plus large – le règne des meilleurs, des plus éclairés ou des plus savants, de la technocratique comme despotisme éclairé – et un mode de gouvernement démocratique. 

Même à suivre les analyses de Manin sur le caractère hybride des démocraties représentatives (Manin, 2012, chap. IV, « Une aristocratie démocratique »), et à moins de considérablement minimiser la composante démocratique en faveur de la dimension aristocratique de la représentation, l’expert n’est ni décideur politique, ni législateur.1

3.) Les questions et les débats politiques n’ont pas vocation à décider de ce qu’il en est de la science et elles n’ont pas comme fonction de générer des savoirs scientifiques nouveaux.2 Elles ont comme finalité de décider des expertises et des contre-expertises pertinentes aux décisions engageant le bien commun (Pestre, 2011, p. 214 ; Sintomer, 2014, p. 256) et d’envisager les dangers, les risques et les conséquences de la mise en œuvre technique de ces savoirs. 

Quand bien même ces arguments semblent acquis, du moins en dehors des périodes de crise, l’obstacle du manque de compétences persiste bien par-delà la démocratie des élites de Schumpeter. 

En guise d’exemple, citons l’argumentation plus récente d’Yves Bréchet, professeur de l’Institut polytechnique de Grenoble et haut-commissaire, exemplaire dans ce sens. Reconnaissant la différence entre la pertinence scientifique et la légitimité démocratique, Bréchet reconnaît qu’en principe, dans une démocratie, la légitimité repose dans / ou est entre « les mains du peuple ». Les critères de la légitimité ne sont donc ceux du savoir scientifique, ni ceux de la rationalité ou même de la « pertinence des choix » (Bréchet, 2014, p. 67). 

Si les citoyens n’ont « matériellement » pas les moyens d’acquérir les savoirs scientifiques nécessaires à certaines décisions politiques, ils devraient tout de même avoir accès aux questions du bien commun qui, lui, relève d’un « choix politique ou moral ». Mais même sur ce plan, il ne faudrait pas accorder sa confiance aux citoyens, d’après Bréchet. D’une part, comme Schumpeter, Bréchet pense que la complexité des problèmes politiques échappe nécessairement aux citoyens communs et rend le recours aux experts indispensable. Il semble donc admis que les citoyens ne sont pas à même de réflexions complexes ou d’analyses de situations complexes. En même temps, par la mauvaise communication scientifique des médias, il ne faut même pas compter sur l’information adéquate des citoyens. 

Comment procéder alors pour éviter la technocratie pure avec sa confiance excessive dans les experts et le « relativisme paresseux » médiatique et citoyen, où chacun serait libre de croire ce qui bon lui semble ? 

La solution de Bréchet consiste dans une sorte de ‘technocratie démocratique’ où chaque faction parlementaire ou chaque parti politique serait doté de politiciens éclairés, « capables de formuler pour les experts scientifiques les questions du politique et de reformuler, pour le politique, les avis des experts scientifiques » (ibid., 73). En matière de décisions politiques, notamment par leur complexité et de leur caractère scientifique, la démocratie doit reposer sur la confiance en des politiciens éclairés qui se concertent à « huis clos » avec des conseillers scientifiques (ibid., p. 77). 

En d’autres mots, selon Bréchet, la technocratie deviendrait « démocratique » du moment qu’une procédure où les plus éclairés et les plus savants décideraient du bien commun, à l’abri des médias et du public, non sans pour autant garantir la transparence de principe des experts. 

La « démocratie technique » serait-elle dès lors condamnée à une technocratie de la représentation, ou la science et la politique se pratiquent pour l’essentiel en dehors de tout débat, à l’abri de la société civile, dans les laboratoires et les cabinets ministériels ? C’est du moins ce que semblent toujours revendiquer le paternalisme politique et scientifique. 

BIBLIOGRAPHIE

Bréchet, Yves. 2014. « L’expert, le conseiller, le décideur ». P. 65‑79 in Science et démocratie, Colloque annuel du Collège de France. Paris: Odile Jacob.

Habermas, Jürgen. 2021. « Corona und der Schutz des Lebens ». Blätter für deutsche und internationale Politik (September 21):65‑78.

Jasanoff, S. (2004). « The Idiom of Co-production. » Science and Public Policy, 31(2), 90-99.

Manin, Bernard. 2012. Principes du gouvernement représentatif. Paris: Flammarion.

Pestre, Dominique. 2011. « Des sciences, des techniques et de l’ordre démocratique et participatif ». Participations 1(1):210‑38.

Schumpeter, Joseph A. 2005. Capitalism, Socialism and Democracy. London: Routledge.

Shamoo, Adil E., et David B. Resnik. 2009. « Conflicts of Interest and Scientific Objectivity ». Responsible Conduct of Research, édité par A. E. Shamoo et D. B. Resnik. Oxford University Press.

Sintomer, Yves. 2014. « Prendre les décisions autrement ? Réflexions à partir des conférences de citoyens ». P. 239‑63 in Science et démocratie, Colloque annuel du Collège de France. Paris: Odile Jacob.

Notes

  1. L’on se souviendra que, pendant la pandémie, nombreux étaient les experts qui proposèrent d’outrepasser les procédures démocratiques en affirmant que ‘le virus commande’ à travers la voix des experts, et que la politique et les citoyens devaient obéir au nouveau maître biologique. Dans une variante plus rationalisée, le philosophe allemand Jürgen Habermas écrivait en 2021 : « En considérant la situation exceptionnelle actuelle, il ne fait pas davantage de doute que l’État achète l’effort collectif extraordinaire des citoyens par un retour temporaire en dessous du niveau juridique des démocraties matures. » (Habermas, 2021) ↩︎
  2. Au passage, j’indiquerai tout de la même la discussion sur la « co-production » démocratique des savoirs. (Jasanoff, 2004) ↩︎
Thierry Simonelli
Thierry Simonelli
Publications: 14

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