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Le principe de domination est l’idole Ă qui tout est sacrifiĂ©. (Horkheimer, 1997, 104)
DĂ©but 2021, les mĂ©dias français rapportaient le recours Ă la technique du « nudge », du coup de pouce, par le gouvernement. Cette technique, issue de lâainsi-nommĂ©e « Ă©conomie comportementale », recourt Ă des connaissances et des convictions issues des sciences comportementales et de la psychologie cognitive. Elle a pour visĂ©e dâassister les personnes dans leurs dĂ©cisions ou, plus clairement, de conduire les gens Ă penser et Ă se comporter dans la direction voulue, sans quâils sây sentent contraints. Autrement dit, le « nudge » permet de diriger le comportement et la pensĂ©e de maniĂšre que les personnes ainsi « assistĂ©es » ne se rendent pas compte de la discrĂšte emprise exercĂ©e sur eux. DâaprĂšs lâOCDE, « plus de 400 institutions y ont dĂ©sormais recours, dont lâOrganisation mondiale de la santĂ© et les Nations unies » (Carrel, 2021)
Ainsi, pouvait-on lire dans Le Monde du 25 mai, le gouvernement français a mis en place, dĂšs le mois de mars 2021, une « nudge unit », en recrutant les services de lâentreprise privĂ©e BVA Nudge Consulting (Charrel, 2021). La firme elle-mĂȘme se prĂ©sente comme une « Ă©quipe qui combine des expertises en sciences comportementales et en management du changement ».1 Cette unitĂ© de conviction sans contrainte, avait pour fin de mettre en Ćuvre les connaissances scientifiques pour induire les comportements requis par le gouvernement. Bien Ă©videmment, comme lâexplique le patron de lâentreprise privĂ©e, il ne sâagissait pas de manipuler les gens, mais de les aider Ă prendre les meilleures dĂ©cisions « allant dans leur intĂ©rĂȘt, sans les contraindre ». Car les ĂȘtres humains, du fait de leurs biais cognitifs, ne sont pas toujours Ă mĂȘme de reconnaĂźtre leur intĂ©rĂȘt et de prendre les meilleures dĂ©cisions. Câest la raison pour laquelle les gouvernements, en collaboration avec des entreprises privĂ©es, doivent recourir aux services issus du nouveau management « scientifique ».
Si lâidĂ©e dâun « coup de pouce » exercĂ© par un gouvernement contre la population paraĂźt banale, lâidĂ©ologie qui nourrit la thĂ©orie et la pratique du nudge lâest beaucoup moins dans la mesure oĂč il sâagit dâune nouvelle variante de lâidĂ©ologie politique et Ă©conomique du nouveau libĂ©ralisme, nĂ© dans les annĂ©es 1930. Et, ne nous mĂ©prenons pas sur le sens Ă accorder Ă la notion de « libĂ©ralisme » dans cette expression.
Le nouveau libĂ©ralisme ou nĂ©olibĂ©ralisme, repose, entre autres, sur une conception anthropologie simple, voire simpliste de lâhomme. Parce que lâon sây limite Ă deux ou trois idĂ©es superficielles de ce que serait la nature de lâhomme. Des idĂ©es simplistes et superficielles, mais non moins significatives.
Contrairement Ă lâhomme du libĂ©ralisme Ă©conomique traditionnel, Ă qui lâon supposait encore la raison suffisante pour reconnaĂźtre et dĂ©fendre ses propres intĂ©rĂȘts, le nouveau libĂ©ralisme part dâune conception plus pessimiste et plus dĂ©prĂ©ciative de lâindividu. Lâhomme du nouveau libĂ©ralisme est censĂ© ĂȘtre inadaptĂ©, animĂ© par de mauvais penchants, incapable de calculer ses propres avantages et « toujours en retard sur les Ă©vĂšnements ». (Stiegler, 2021. p. 25-26)
Loin du postulat de lâĂ©thique des LumiĂšres, qui voyait en lâhomme une fin en soi et jamais un simple moyen Ă instrumentaliser pour dâautres fins, lâhomme du nĂ©olibĂ©ralisme est un outil, et qui plus est, un outil par nature dĂ©fectueux et insuffisant. Un outil qui doit incessamment travailler Ă se dĂ©passer. Câest la leçon que les nouveaux libĂ©raux tiraient du krach boursier de 1929 et de la Grande DĂ©pression.
Dâun cĂŽtĂ©, câĂ©tait lâĂtat, câĂ©taient les Ă©lites politiques, intellectuelles et financiĂšres qui devaient veiller Ă lâencadrement et Ă lâamĂ©lioration constante de lâhomme du peuple dĂ©faillant. Car sans cet effort de contrĂŽle et dâamĂ©lioration constant, lâĂ©conomie et la dĂ©mocratie risquent de sâeffondrer.
De lâautre, câĂ©tait Ă lâindividu lui-mĂȘme quâadvenait la responsabilitĂ© morale de supplĂ©er Ă ses dĂ©fauts. Lâindividu est donc censĂ© devenir entrepreneur de lui-mĂȘme, car le marchĂ© devient aussi « un processus de formation de soi »
Il nâest pas inintĂ©ressant de constater que lâOrganisation de coopĂ©ration et de dĂ©veloppement Ă©conomiques (OCDE) et lâUnion europĂ©enne, sans se rĂ©fĂ©rer explicitement aux lieux dâĂ©laboration de ce discours sur lâindividu-entreprise universel, en seront de puissants relais, faisant par exemple de la formation Ă lâ« esprit dâentreprise » une prioritĂ© des systĂšmes Ă©ducatifs dans les pays occidentaux. (Dardot & Laval, 2009, 241)
Ă partir de ce moment, toute insuffisance, que toute dĂ©faillance liĂ©e Ă lâusage de soi est aussi vue comme une faute morale personnelle Ă corriger, voire lâexpression dâune psychopathologie Ă traiter.
En rĂ©ponse Ă la Grande DĂ©pression, les nouveaux libĂ©raux prĂŽnĂšrent donc un Ătat fort, responsable entre autres, de fabriquer le consentement requis pour le bon fonctionnement de la dĂ©mocratie ; câest-Ă -dire pour les convictions et les intĂ©rĂȘts du pouvoir. Suivant lâenseignement de Walter Lippmann et de Edward Bernays, trop dâopinions, trop de dĂ©mocratie tuent la dĂ©mocratie.
Lippmann était trÚs clair dans son ouvrage Le public fantÎme de 1925 :
Comme il est presque certain que les opinions gĂ©nĂ©rales d’un grand nombre de personnes sont un pot-pourri vague et confus, il est impossible d’agir tant que ces opinions n’ont pas Ă©tĂ© dĂ©composĂ©es, canalisĂ©es, comprimĂ©es et uniformisĂ©es. L’Ă©laboration d’une volontĂ© gĂ©nĂ©rale Ă partir d’une multitude de souhaits gĂ©nĂ©raux n’est pas un mystĂšre hĂ©gĂ©lien, comme tant de philosophes sociaux l’ont imaginĂ©, mais un art bien connu des dirigeants, des politiciens et des comitĂ©s directeurs.
Le nouveau libĂ©ralisme sâest donc vu contraint de mettre en Ćuvre diverses techniques pour prĂ©server la dĂ©mocratie de ses propres excĂšs et lâĂ©conomie de la bĂȘtise du peuple. Au sein des dĂ©mocraties contemporaines, ces techniques politiques et sociales devaient accomplir la tĂąche rĂ©alisĂ©e par la violence et la surveillance policiĂšres dans les dictatures.
Ces techniques furent dâabord nommĂ©es « propagande », notamment par le juriste et sociologue Harold D. Laswell, qui en parlait ouvertement en ces termes dans la grande encyclopĂ©die sociologique amĂ©ricaine des annĂ©es 1930. Puis, on lui prĂ©fĂ©ra la notion euphĂ©misĂ©e de « relations publiques », toujours actuelle.
En 2008, lâĂ©conomiste Richard Thaler, prix Nobel dâĂ©conomie, et le juriste Cas Sunstein reformulĂšrent ce programme suivant le principe dâun « paternalisme doux ». Le « nudge », le coup de pouce, devait alors fournir le nouveau gant de velours, habillant le pouvoir de lâĂtat sur la population. De la mĂȘme maniĂšre, pendant la pandĂ©mie, et sous le coup de lâurgence et de lâabsence dâalternatives, les dĂ©bats publics furent remplacĂ©s par une « manufacture du consentement », soit des techniques de manipulation issues de lâ« Ă©conomie comportementale ».
Mais quel que soit le nouvel habit de lâempereur, quâil sâagisse de propagande, de relations publiques, dâĂ©conomie comportementale, dâingĂ©nierie ou de technologie sociale, ou de marketing social le principe est le mĂȘme : un peuple ignorant, des citoyens irrationnels ou des individus mal informĂ©s doivent ĂȘtre poussĂ©s dans la bonne direction par les politiciens et leurs experts. Ainsi, pendant la pandĂ©mie, lâensemble des dĂ©mocraties occidentales ont empruntĂ© la voie du paternalisme doux, tout en recourant, ici ou lĂ , Ă des moyens rĂ©solument plus durs et plus autoritaires.
Le cas de lâAllemagne est hautement intĂ©ressant dans ce contexte. Le 1á”Êł avril 2020, le site allemand « Frag den Staat » (Demande Ă lâĂtat !), une plate-forme de rĂ©vĂ©lation et de publication dâinformations administratives autrement inaccessibles, publiait le papier stratĂ©gique du ministĂšre de lâintĂ©rieur intitulĂ© « comment nous pouvons maĂźtriser le Covid-19 ».
DestinĂ© au seul usage confidentiel de la fonction publique, le papier Ă©tait censĂ© rester aussi secret que les noms des experts qui lâavaient rĂ©digĂ©. Au moment de sa publication par Frag den Staat, le papier fut rapidement rebaptisĂ© en « papier panique » (Panikpapier).
Lâironie de cette appellation transparaĂźt facilement Ă la lecture de certains passages du plan secret. On y lit, par exemple, quâil importe de provoquer un effet de choc au sein de la population pour gĂ©nĂ©rer lâadhĂ©sion gĂ©nĂ©rale Ă la seule solution estimĂ©e efficiente. Câest donc le choc qui devait provoquer lâadhĂ©sion au confinement gĂ©nĂ©ral, et ce, suivant les modĂšles chinois et taĂŻwanais. Comment dĂšs lors provoquer ce choc ?
VoilĂ ce quâĂ©crivent les experts :
Pour obtenir l’effet de choc souhaitĂ©, nous devons illustrer les effets concrets d’une contamination sur la sociĂ©tĂ© humaine :
1) de nombreux malades graves sont emmenĂ©s Ă l’hĂŽpital par leurs proches, mais refusĂ©s, et meurent dans d’atroces souffrances Ă la maison. L’Ă©touffement ou le manque d’air sont des peurs primaires pour tout ĂȘtre humain. La situation dans laquelle on ne peut rien faire pour aider ses proches en danger de mort l’est Ă©galement. Les images en provenance d’Italie sont troublantes.
2) ‘Les enfants ne souffriront guĂšre de l’Ă©pidĂ©mie’ : Faux ! Les enfants seront facilement contaminĂ©s, mĂȘme en cas de restrictions de sortie, par exemple chez les enfants des voisins. S’ils contaminent ensuite leurs parents et que l’un d’entre eux meurt dans d’atroces souffrances Ă la maison et qu’ils ont le sentiment d’en ĂȘtre responsables, par exemple parce qu’ils ont oubliĂ© de se laver les mains aprĂšs avoir jouĂ©, c’est la chose la plus terrible qu’un enfant vive.2
Ici, le coup de pouce, la politique de la peur et la manipulation idĂ©ologique sâenchevĂȘtrent habilement dans une technologie sociale visant Ă traumatiser la population avec les meilleures intentions.
En Ă©tĂ© 2022, lâun des experts dâune commission de consultation secrĂšte publia le compte-rendu « scientifique » de son activitĂ© de consultance aux fins de la manipulation publique. GrĂące Ă cet auteur, nous ne connaissons donc pas seulement le contenu de la stratĂ©gie confidentielle dâun Ătat, mais encore les pensĂ©es de lâun des scientifiques qui y a contribuĂ©.
Lâauteur en question est le sociologue Heinz Bude, chercheur Ă lâInstitut hambourgeois de Recherches en Sciences Sociales, et actuellement professeur de sociologie Ă lâUniversitĂ© de Kassel. IntitulĂ© « Dans la salle des machines de la consultation en temps de pandĂ©mie », lâarticle de Bude est paru dans la revue Sociologie, lâune des principales revues allemandes de sociologie. Bude, soit dit au passant, est spĂ©cialiste de la sociologie de la peur, sur laquelle il a publiĂ© un livre en 2014. Savoir utile donc, non seulement pour comprendre la « sociĂ©tĂ© de la peur », mais encore pour administrer cette peur au service secret de lâĂtat.
Dans son article, Bude propose de divulguer son observation participante de conseiller. Mais en parlant dâobservation, Bude minimise et Ă©dulcore Ă©videmment le vĂ©ritable sens de son intervention. Son intervention nâĂ©tait ni observante, ni scientifique. Elle tenait dans une intervention pratique de manipulation de la population allemande par la peur.
Le conseil des experts publics, qui se rĂ©unissait exclusivement par « tĂ©lĂ©confĂ©rence chiffrĂ©e » â confidentialitĂ© oblige â Ă©tait composĂ© dâun Ă©conomiste, dâune juriste et manager scientifique, dâun expert en management, de deux experts la Chine, dâun fonctionnaire et du secrĂ©taire dâĂtat du ministĂšre de lâintĂ©rieur, et last but not least, dâun Ă©pidĂ©miologiste.
On lâaura compris : contrairement Ă ce qui a souvent Ă©tĂ© affirmĂ©, la politique sanitaire de la pandĂ©mie nâĂ©tait donc initialement pas le bastion des sciences mĂ©dicales et biologiques. La pandĂ©mie offrait bel et bien un terrain dâintervention Ă des Ă©conomistes, des managers et des spĂ©cialistes en sciences sociales. Les virologues, prĂ©cise Bude dans son article, nâintervenaient que plus tard.
Sans mĂȘme nous arrĂȘter sur le sens ou le contenu des recommandations formulĂ©es par le conseil dâexperts, ces derniers sâintĂ©ressaient exclusivement aux moyens de les faire passer :
Pour le dire avec Gramsci : Il s’agissait d’imposer des contraintes et d’obtenir le consentement tout en gardant la maĂźtrise de l’interprĂ©tation. Cependant, il fallait associer les contraintes Ă des incitations et le consentement Ă des objectifs.5
DĂšs le dĂ©part, donc, lâobjectif Ă atteindre ne faisait aucun doute pour les Ă©conomistes, managers, sociologues, fonctionnaires et autres experts de la Chine. Et la mĂ©thode aussi semblait aussi toute tracĂ©e : seule « la thĂ©rapie de choc » pouvait permettre d’atteindre lâobjectif le plus rapidement. Lâobjectif et la mĂ©thode sâinspiraient du modĂšle chinois, câest-Ă -dire celui de la rĂ©duction complĂšte forcĂ©e de tous les contacts humains. Dâabord le « coup de marteau », Ă©crit le sociologue, ensuite la « danse ». Telle Ă©tait la stratĂ©gie scientifique selon les mĂ©taphores empruntĂ©es Ă un Blogger du nom de Thomas Pueyo.
Bien sĂ»r, les spĂ©cialistes sâinterrogĂšrent sur la lĂ©gitimitĂ© et lâapplicabilitĂ© de telles mesures au sein de dĂ©mocraties libĂ©rales (Bude, 2022, 249). Et ils se posĂšrent aussi la question de savoir si en effet, le virus Ă©tait aussi mortel quâils le supposaient, ou si le confinement Ă©tait vraiment la mesure la plus efficace au moment de la pandĂ©mie (ibid. 250). Mais, ils ne sâarrĂȘtĂšrent pas Ă ces questions. Et, ils ne sây arrĂȘtĂšrent pas car mĂȘme sans Ă©tudes Ă©pidĂ©miologiques, sans connaissances virologiques et Ă dĂ©faut de toute considĂ©ration mĂ©dicale, sociale ou Ă©conomique, les Ă©conomistes, managers et sociologues savaient quâil fallait sâen remettre Ă une « Ă©vidence empirique et Ă lâautoritĂ© scientifique » dĂ©pourvue de donnĂ©es scientifiques probantes.
Quelle est cette Ă©vidence empirique qui Ă©tayait lâautoritĂ© scientifique des conseillers du ministĂšre ?
La rĂ©ponse du sociologue est remarquable : « Sous l’effet des images de Bergame, Ă©crit Heinz Bude, il nous a semblĂ© qu’une Ă©valuation sans prĂ©jugĂ©s de la situation s’imposait. » (ibid., 249)
Des images sensationnalistes tĂ©lĂ©visĂ©es jamais questionnĂ©es se voyaient donc Ă©levĂ©es au statut dâĂ©vidence empirique et des scientifiques estimĂšrent pouvoir produire sur cette base une Ă©valuation sans prĂ©jugĂ©s. Et câest encore lâefficacitĂ© supposĂ©e, issue de la connaissance tĂ©lĂ©visĂ©e, qui devait fonder la lĂ©gitimitĂ© des dĂ©cisions, tandis que la lĂ©gitimitĂ© du savoir expert devait en garantir lâefficacitĂ©. « La lĂ©gitimitĂ© par l’efficacitĂ©, Ă©crit Bude, et l’efficacitĂ© par la lĂ©gitimitĂ©. »
Par une alchimie remarquable, les experts en sciences sociales et Ă©conomiques parvinrent donc Ă transformer les incertitudes et lâignorance en des faits avĂ©rĂ©s :
Face à de nombreuses incertitudes, nous devions fournir des faits sans équivoque, et ce de maniÚre à ce que les décideurs concernés puissent prendre une décision. (Ibid., 249)
Comment fait-on pour fournir des faits sans Ă©quivoque Ă partir de ce qui finalement revient Ă une absence de faits et une absence dâĂ©vidence empirique suffisante ? En construisant des « scĂ©narios ». Des scĂ©narios qui ne reposent mĂȘme pas sur des « modĂšles mathĂ©matiques », tout aussi incertains. Les scĂ©narios, Ă©crit Bude, ne doivent pas ĂȘtre confondus avec le « calcul dâune Ă©volution ». Les scĂ©narios reprĂ©sentent simplement des « alternatives dâaction avec certains effets ». Des alternatives dâaction formulĂ©es Ă partir dâune conviction prĂ©liminaire pour laquelle il nây avait ni donnĂ©e scientifique, ni fait empirique.
Mais de tels scĂ©narios sâavĂšrent parfaitement utiles pour donner une forme pseudo-scientifique Ă des convictions qui nâont rien de scientifique ou mĂȘme dâempirique. Purement fictifs, ces scĂ©narios sont surtout le reflet des convictions de leurs auteurs. En lâoccurrence, un premier scĂ©nario qui minimisait le danger, conduisait Ă lâabĂźme. Un deuxiĂšme, qui envisageait un passage sans trop de dĂ©gĂąts, conduisait au mĂȘme rĂ©sultat. DĂšs lors â la forme logique est dĂ©jĂ une imposture â seul le scĂ©nario dâun freinage social complet (gesellschaftliche Vollbremsung, ibid. 250) permettrait de sortir de la crise.
Pour reprendre une formule de Habermas dâavril 2020 qui disait : « il n’y a jamais eu autant de conscience de notre ignorance », nous pourrions ajouter : et il nây a peut-ĂȘtre jamais eu autant de certitudes et autant dâautoritĂ© scientifique Ă©tayĂ©e sur lâignorance.
On pourrait longuement sâarrĂȘter sur les absurditĂ©s logiques et Ă©pistĂ©mologiques du conseil expert. Car, si les premiĂšres critiques de positivisme au dĂ©but du 20á” siĂšcle pouvaient encore dĂ©voiler lâartifice de lâinduction scientifique, qui fondait ses gĂ©nĂ©ralisations sur un nombre restreint de cas particuliers, aujourdâhui, on ne saurait mĂȘme plus comment dĂ©signer un « savoir scientifique » qui infĂšre ses certitudes empiriques des impressions subjectives induites par des images tĂ©lĂ©visĂ©es.
Jâaimerais nĂ©anmoins, pour finir, plutĂŽt relever deux points : la transformation implicite de la « science » en un instrument de propagande, et lâabsence complĂšte de rĂ©flexion qui permet cette transformation.
Dans son livre sur la sociologie de la peur, Bude écrit :
En termes de peur, on voit clairement oĂč va la sociĂ©tĂ©, ce sur quoi les conflits s’enlisent, quand certains groupes prennent congĂ© intĂ©rieurement et comment se rĂ©pandent d’un seul coup des sentiments de fin de civilisation ou d’amertume. La peur nous montre ce qui ne va pas. La sociologie qui veut comprendre sa sociĂ©tĂ© doit aujourd’hui se pencher sur la sociĂ©tĂ© de la peur. (Bude, 2014, 10)
Avant la pandĂ©mie, avant le service de consultation secret au service du ministĂšre de lâintĂ©rieur, Bude pensait que la sociologie avait pour fonction de « faire parler les expĂ©riences des gens » (Ibid, 9). La visĂ©e de cette sociologie Ă©tait dâĂ©clairer sur les principes de la peur pour mieux assurer une « dĂ©mocratie vivante » sans peur. (Ibid, 151) La peur, conclut Bude avec une rĂ©flexion du thĂ©ologien Paul Tillich, la peur « dĂ©masque les mensonges de la vie sur le bonheur, l’Ă©clat et la gloire, mais pour Tillich, elle prĂ©serve en mĂȘme temps, en tremblant et en hĂ©sitant, l’espoir que rien ne doit rester tel qu’il est. »
Ă partir de la pandĂ©mie et en se mettant au service secret de lâĂtat, la sociologie de Bude change de fonction. Elle nâa plus comme but de donner une parole aux sans-paroles, elle ne travaille plus Ă faire entendre lâexpĂ©rience des « gens ».
Tout Ă fait au contraire, la sociologie de Bude travaille dĂ©sormais Ă imposer le consentement des experts aux gens, tout en gardant la maĂźtrise de l’interprĂ©tation. Les sociologues font donc toujours parler les gens, mais dans un sens opposĂ©, en leur imposant ce quâil y a Ă dire et Ă penser. Ainsi, cette sociologie se transforme-t-elle en parole de lâĂtat. Et comme telle, elle vise mĂȘme Ă produire et Ă soutenir la peur Ă lâaide de scĂ©narios fictifs et de techniques dâintimidation systĂ©matique.
Que veut dire dÚs lors « jouer la carte sociologique » (Bude 2014, 9 ; 2022, 254) ?
La mĂ©taphore que Bude aime Ă rĂ©pĂ©ter implique la rĂ©ponse Ă la question. La carte nâest pas le joueur. Le joueur de cartes utilise les cartes pour jouer son jeu avec des intentions qui ne relĂšvent pas nĂ©cessairement du contenu de la carte. La carte, la sociologie ou la « science » en lâoccurrence, a une valeur purement instrumentale dans ce jeu. Selon le jeu quâil sâagira de jouer, le sociologue ou le « scientifique » de Bude jouera ses cartes Ă des moments diffĂ©rents et Ă des fins diffĂ©rentes.
De mĂȘme, on ne pourra pas reprocher un manque de rĂ©flexion au joueur de cartes scientifiques. Mais la rĂ©flexion ne se fait pas au service de la science, de lâobservation ou de la connaissance. Et elle ne se fait certainement pas dans une visĂ©e critique, voire autocritique. La rĂ©flexion de Bude est une rĂ©flexion purement stratĂ©gique. Ainsi, la rĂ©flexion sur le savoir scientifique reste aussi instrumentale que le savoir dont elle joue. Car « dans le champ scientifique comme ailleurs, il nâexiste pas dâinstance Ă lĂ©gitimer les instances de lĂ©gitimitĂ©. » (Bourdieu, 2001, 126)