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L’expert guidant le peuple 🎙

En été 2022, le sociologue allemand Heinz Bude publiait un article sur son activité de consultant pour le ministère de l'Intérieur allemand. Dès mars 2020, un petit groupe d'experts travaillait à des recommandations pratiques sur comment faire passer la décision politique du confinement auprès de la population. Contrairement au discours politique, ce fut donc la « science » qui suivait et servait la politique, et non l'inverse.

Le principe de domination est l’idole Ă  qui tout est sacrifiĂ©. (Horkheimer, 1997, 104)

DĂ©but 2021, les mĂ©dias français rapportaient le recours Ă  la technique du « nudge Â», du coup de pouce, par le gouvernement. Cette technique, issue de l’ainsi-nommĂ©e « Ă©conomie comportementale Â», recourt Ă  des connaissances et des convictions issues des sciences comportementales et de la psychologie cognitive. Elle a pour visĂ©e d’assister les personnes dans leurs dĂ©cisions ou, plus clairement, de conduire les gens Ă  penser et Ă  se comporter dans la direction voulue, sans qu’ils s’y sentent contraints. Autrement dit, le « nudge Â» permet de diriger le comportement et la pensĂ©e de manière que les personnes ainsi « assistĂ©es Â» ne se rendent pas compte de la discrète emprise exercĂ©e sur eux. D’après l’OCDE, « plus de 400 institutions y ont dĂ©sormais recours, dont l’Organisation mondiale de la santĂ© et les Nations unies Â» (Carrel, 2021)

Ainsi, pouvait-on lire dans Le Monde du 25 mai, le gouvernement français a mis en place, dès le mois de mars 2021, une « nudge unit Â», en recrutant les services de l’entreprise privĂ©e BVA Nudge Consulting (Charrel, 2021). La firme elle-mĂŞme se prĂ©sente comme une « Ă©quipe qui combine des expertises en sciences comportementales et en management du changement Â».1 Cette unitĂ© de conviction sans contrainte, avait pour fin de mettre en Ĺ“uvre les connaissances scientifiques pour induire les comportements requis par le gouvernement. Bien Ă©videmment, comme l’explique le patron de l’entreprise privĂ©e, il ne s’agissait pas de manipuler les gens, mais de les aider Ă  prendre les meilleures dĂ©cisions « allant dans leur intĂ©rĂŞt, sans les contraindre Â». Car les ĂŞtres humains, du fait de leurs biais cognitifs, ne sont pas toujours Ă  mĂŞme de reconnaĂ®tre leur intĂ©rĂŞt et de prendre les meilleures dĂ©cisions. C’est la raison pour laquelle les gouvernements, en collaboration avec des entreprises privĂ©es, doivent recourir aux services issus du nouveau management « scientifique Â».

Si l’idĂ©e d’un « coup de pouce Â» exercĂ© par un gouvernement contre la population paraĂ®t banale, l’idĂ©ologie qui nourrit la thĂ©orie et la pratique du nudge l’est beaucoup moins dans la mesure oĂą il s’agit d’une nouvelle variante de l’idĂ©ologie politique et Ă©conomique du nouveau libĂ©ralisme, nĂ© dans les annĂ©es 1930. Et, ne nous mĂ©prenons pas sur le sens Ă  accorder Ă  la notion de « libĂ©ralisme Â» dans cette expression.

Le nouveau libéralisme ou néolibéralisme, repose, entre autres, sur une conception anthropologie simple, voire simpliste de l’homme. Parce que l’on s’y limite à deux ou trois idées superficielles de ce que serait la nature de l’homme. Des idées simplistes et superficielles, mais non moins significatives.

Contrairement Ă  l’homme du libĂ©ralisme Ă©conomique traditionnel, Ă  qui l’on supposait encore la raison suffisante pour reconnaĂ®tre et dĂ©fendre ses propres intĂ©rĂŞts, le nouveau libĂ©ralisme part d’une conception plus pessimiste et plus dĂ©prĂ©ciative de l’individu. L’homme du nouveau libĂ©ralisme est censĂ© ĂŞtre inadaptĂ©, animĂ© par de mauvais penchants, incapable de calculer ses propres avantages et « toujours en retard sur les Ă©vènements Â». (Stiegler, 2021. p. 25-26)

Loin du postulat de l’éthique des Lumières, qui voyait en l’homme une fin en soi et jamais un simple moyen à instrumentaliser pour d’autres fins, l’homme du néolibéralisme est un outil, et qui plus est, un outil par nature défectueux et insuffisant. Un outil qui doit incessamment travailler à se dépasser. C’est la leçon que les nouveaux libéraux tiraient du krach boursier de 1929 et de la Grande Dépression.

D’un côté, c’était l’État, c’étaient les élites politiques, intellectuelles et financières qui devaient veiller à l’encadrement et à l’amélioration constante de l’homme du peuple défaillant. Car sans cet effort de contrôle et d’amélioration constant, l’économie et la démocratie risquent de s’effondrer.

De l’autre, c’était Ă  l’individu lui-mĂŞme qu’advenait la responsabilitĂ© morale de supplĂ©er Ă  ses dĂ©fauts. L’individu est donc censĂ© devenir entrepreneur de lui-mĂŞme, car le marchĂ© devient aussi « un processus de formation de soi Â»

Il n’est pas inintĂ©ressant de constater que l’Organisation de coopĂ©ration et de dĂ©veloppement Ă©conomiques (OCDE) et l’Union europĂ©enne, sans se rĂ©fĂ©rer explicitement aux lieux d’élaboration de ce discours sur l’individu-entreprise universel, en seront de puissants relais, faisant par exemple de la formation Ă  l’« esprit d’entreprise Â» une prioritĂ© des systèmes Ă©ducatifs dans les pays occidentaux. (Dardot & Laval, 2009, 241)

À partir de ce moment, toute insuffisance, que toute défaillance liée à l’usage de soi est aussi vue comme une faute morale personnelle à corriger, voire l’expression d’une psychopathologie à traiter.

En réponse à la Grande Dépression, les nouveaux libéraux prônèrent donc un État fort, responsable entre autres, de fabriquer le consentement requis pour le bon fonctionnement de la démocratie ; c’est-à-dire pour les convictions et les intérêts du pouvoir. Suivant l’enseignement de Walter Lippmann et de Edward Bernays, trop d’opinions, trop de démocratie tuent la démocratie.

Lippmann était très clair dans son ouvrage Le public fantôme de 1925 :

Comme il est presque certain que les opinions gĂ©nĂ©rales d’un grand nombre de personnes sont un pot-pourri vague et confus, il est impossible d’agir tant que ces opinions n’ont pas Ă©tĂ© dĂ©composĂ©es, canalisĂ©es, comprimĂ©es et uniformisĂ©es. L’Ă©laboration d’une volontĂ© gĂ©nĂ©rale Ă  partir d’une multitude de souhaits gĂ©nĂ©raux n’est pas un mystère hĂ©gĂ©lien, comme tant de philosophes sociaux l’ont imaginĂ©, mais un art bien connu des dirigeants, des politiciens et des comitĂ©s directeurs.

Le nouveau libéralisme s’est donc vu contraint de mettre en œuvre diverses techniques pour préserver la démocratie de ses propres excès et l’économie de la bêtise du peuple. Au sein des démocraties contemporaines, ces techniques politiques et sociales devaient accomplir la tâche réalisée par la violence et la surveillance policières dans les dictatures.

Ces techniques furent d’abord nommĂ©es « propagande Â», notamment par le juriste et sociologue Harold D. Laswell, qui en parlait ouvertement en ces termes dans la grande encyclopĂ©die sociologique amĂ©ricaine des annĂ©es 1930. Puis, on lui prĂ©fĂ©ra la notion euphĂ©misĂ©e de « relations publiques Â», toujours actuelle.

En 2008, l’économiste Richard Thaler, prix Nobel d’économie, et le juriste Cas Sunstein reformulèrent ce programme suivant le principe d’un « paternalisme doux Â». Le « nudge Â», le coup de pouce, devait alors fournir le nouveau gant de velours, habillant le pouvoir de l’État sur la population. De la mĂŞme manière, pendant la pandĂ©mie, et sous le coup de l’urgence et de l’absence d’alternatives, les dĂ©bats publics furent remplacĂ©s par une « manufacture du consentement Â», soit des techniques de manipulation issues de l’« Ă©conomie comportementale Â».

Mais quel que soit le nouvel habit de l’empereur, qu’il s’agisse de propagande, de relations publiques, d’économie comportementale, d’ingénierie ou de technologie sociale, ou de marketing social le principe est le même : un peuple ignorant, des citoyens irrationnels ou des individus mal informés doivent être poussés dans la bonne direction par les politiciens et leurs experts. Ainsi, pendant la pandémie, l’ensemble des démocraties occidentales ont emprunté la voie du paternalisme doux, tout en recourant, ici ou là, à des moyens résolument plus durs et plus autoritaires.

Le cas de l’Allemagne est hautement intĂ©ressant dans ce contexte. Le 1ᵉʳ avril 2020, le site allemand « Frag den Staat Â» (Demande Ă  l’État !), une plate-forme de rĂ©vĂ©lation et de publication d’informations administratives autrement inaccessibles, publiait le papier stratĂ©gique du ministère de l’intĂ©rieur intitulĂ© « comment nous pouvons maĂ®triser le Covid-19 Â».

DestinĂ© au seul usage confidentiel de la fonction publique, le papier Ă©tait censĂ© rester aussi secret que les noms des experts qui l’avaient rĂ©digĂ©. Au moment de sa publication par Frag den Staat, le papier fut rapidement rebaptisĂ© en « papier panique Â» (Panikpapier).

L’ironie de cette appellation transparaît facilement à la lecture de certains passages du plan secret. On y lit, par exemple, qu’il importe de provoquer un effet de choc au sein de la population pour générer l’adhésion générale à la seule solution estimée efficiente. C’est donc le choc qui devait provoquer l’adhésion au confinement général, et ce, suivant les modèles chinois et taïwanais. Comment dès lors provoquer ce choc ?

Voilà ce qu’écrivent les experts :

Pour obtenir l’effet de choc souhaitĂ©, nous devons illustrer les effets concrets d’une contamination sur la sociĂ©tĂ© humaine :

1) de nombreux malades graves sont emmenĂ©s Ă  l’hĂ´pital par leurs proches, mais refusĂ©s, et meurent dans d’atroces souffrances Ă  la maison. L’Ă©touffement ou le manque d’air sont des peurs primaires pour tout ĂŞtre humain. La situation dans laquelle on ne peut rien faire pour aider ses proches en danger de mort l’est Ă©galement. Les images en provenance d’Italie sont troublantes.

2) ‘Les enfants ne souffriront guère de l’Ă©pidĂ©mie’ : Faux ! Les enfants seront facilement contaminĂ©s, mĂŞme en cas de restrictions de sortie, par exemple chez les enfants des voisins. S’ils contaminent ensuite leurs parents et que l’un d’entre eux meurt dans d’atroces souffrances Ă  la maison et qu’ils ont le sentiment d’en ĂŞtre responsables, par exemple parce qu’ils ont oubliĂ© de se laver les mains après avoir jouĂ©, c’est la chose la plus terrible qu’un enfant vive.2

Ici, le coup de pouce, la politique de la peur et la manipulation idéologique s’enchevêtrent habilement dans une technologie sociale visant à traumatiser la population avec les meilleures intentions.

En Ă©tĂ© 2022, l’un des experts d’une commission de consultation secrète publia le compte-rendu « scientifique Â» de son activitĂ© de consultance aux fins de la manipulation publique. Grâce Ă  cet auteur, nous ne connaissons donc pas seulement le contenu de la stratĂ©gie confidentielle d’un État, mais encore les pensĂ©es de l’un des scientifiques qui y a contribuĂ©.

L’auteur en question est le sociologue Heinz Bude, chercheur Ă  l’Institut hambourgeois de Recherches en Sciences Sociales, et actuellement professeur de sociologie Ă  l’UniversitĂ© de Kassel. IntitulĂ© « Dans la salle des machines de la consultation en temps de pandĂ©mie Â», l’article de Bude est paru dans la revue Sociologie, l’une des principales revues allemandes de sociologie. Bude, soit dit au passant, est spĂ©cialiste de la sociologie de la peur, sur laquelle il a publiĂ© un livre en 2014. Savoir utile donc, non seulement pour comprendre la « sociĂ©tĂ© de la peur Â», mais encore pour administrer cette peur au service secret de l’État.

Dans son article, Bude propose de divulguer son observation participante de conseiller. Mais en parlant d’observation, Bude minimise et édulcore évidemment le véritable sens de son intervention. Son intervention n’était ni observante, ni scientifique. Elle tenait dans une intervention pratique de manipulation de la population allemande par la peur.

Le conseil des experts publics, qui se rĂ©unissait exclusivement par « tĂ©lĂ©confĂ©rence chiffrĂ©e Â» – confidentialitĂ© oblige – Ă©tait composĂ© d’un Ă©conomiste, d’une juriste et manager scientifique, d’un expert en management, de deux experts la Chine, d’un fonctionnaire et du secrĂ©taire d’État du ministère de l’intĂ©rieur, et last but not least, d’un Ă©pidĂ©miologiste.

On l’aura compris : contrairement à ce qui a souvent été affirmé, la politique sanitaire de la pandémie n’était donc initialement pas le bastion des sciences médicales et biologiques. La pandémie offrait bel et bien un terrain d’intervention à des économistes, des managers et des spécialistes en sciences sociales. Les virologues, précise Bude dans son article, n’intervenaient que plus tard.

Sans même nous arrêter sur le sens ou le contenu des recommandations formulées par le conseil d’experts, ces derniers s’intéressaient exclusivement aux moyens de les faire passer :

Pour le dire avec Gramsci : Il s’agissait d’imposer des contraintes et d’obtenir le consentement tout en gardant la maĂ®trise de l’interprĂ©tation. Cependant, il fallait associer les contraintes Ă  des incitations et le consentement Ă  des objectifs.5

Dès le dĂ©part, donc, l’objectif Ă  atteindre ne faisait aucun doute pour les Ă©conomistes, managers, sociologues, fonctionnaires et autres experts de la Chine. Et la mĂ©thode aussi semblait aussi toute tracĂ©e : seule « la thĂ©rapie de choc Â» pouvait permettre d’atteindre l’objectif le plus rapidement. L’objectif et la mĂ©thode s’inspiraient du modèle chinois, c’est-Ă -dire celui de la rĂ©duction complète forcĂ©e de tous les contacts humains. D’abord le « coup de marteau Â», Ă©crit le sociologue, ensuite la « danse Â». Telle Ă©tait la stratĂ©gie scientifique selon les mĂ©taphores empruntĂ©es Ă  un Blogger du nom de Thomas Pueyo.

Bien sĂ»r, les spĂ©cialistes s’interrogèrent sur la lĂ©gitimitĂ© et l’applicabilitĂ© de telles mesures au sein de dĂ©mocraties libĂ©rales (Bude, 2022, 249). Et ils se posèrent aussi la question de savoir si en effet, le virus Ă©tait aussi mortel qu’ils le supposaient, ou si le confinement Ă©tait vraiment la mesure la plus efficace au moment de la pandĂ©mie (ibid. 250). Mais, ils ne s’arrĂŞtèrent pas Ă  ces questions. Et, ils ne s’y arrĂŞtèrent pas car mĂŞme sans Ă©tudes Ă©pidĂ©miologiques, sans connaissances virologiques et Ă  dĂ©faut de toute considĂ©ration mĂ©dicale, sociale ou Ă©conomique, les Ă©conomistes, managers et sociologues savaient qu’il fallait s’en remettre Ă  une « Ă©vidence empirique et Ă  l’autoritĂ© scientifique Â» dĂ©pourvue de donnĂ©es scientifiques probantes.

Quelle est cette Ă©vidence empirique qui Ă©tayait l’autoritĂ© scientifique des conseillers du ministère ?

La rĂ©ponse du sociologue est remarquable : « Sous l’effet des images de Bergame, Ă©crit Heinz Bude, il nous a semblĂ© qu’une Ă©valuation sans prĂ©jugĂ©s de la situation s’imposait. Â» (ibid., 249)

Des images sensationnalistes tĂ©lĂ©visĂ©es jamais questionnĂ©es se voyaient donc Ă©levĂ©es au statut d’évidence empirique et des scientifiques estimèrent pouvoir produire sur cette base une Ă©valuation sans prĂ©jugĂ©s. Et c’est encore l’efficacitĂ© supposĂ©e, issue de la connaissance tĂ©lĂ©visĂ©e, qui devait fonder la lĂ©gitimitĂ© des dĂ©cisions, tandis que la lĂ©gitimitĂ© du savoir expert devait en garantir l’efficacitĂ©. « La lĂ©gitimitĂ© par l’efficacitĂ©, Ă©crit Bude, et l’efficacitĂ© par la lĂ©gitimitĂ©. Â»

Par une alchimie remarquable, les experts en sciences sociales et Ă©conomiques parvinrent donc Ă  transformer les incertitudes et l’ignorance en des faits avĂ©rĂ©s :

Face à de nombreuses incertitudes, nous devions fournir des faits sans équivoque, et ce de manière à ce que les décideurs concernés puissent prendre une décision. (Ibid., 249)

Comment fait-on pour fournir des faits sans Ă©quivoque Ă  partir de ce qui finalement revient Ă  une absence de faits et une absence d’évidence empirique suffisante ? En construisant des « scĂ©narios Â». Des scĂ©narios qui ne reposent mĂŞme pas sur des « modèles mathĂ©matiques Â», tout aussi incertains. Les scĂ©narios, Ă©crit Bude, ne doivent pas ĂŞtre confondus avec le « calcul d’une Ă©volution Â». Les scĂ©narios reprĂ©sentent simplement des « alternatives d’action avec certains effets Â». Des alternatives d’action formulĂ©es Ă  partir d’une conviction prĂ©liminaire pour laquelle il n’y avait ni donnĂ©e scientifique, ni fait empirique.

Mais de tels scénarios s’avèrent parfaitement utiles pour donner une forme pseudo-scientifique à des convictions qui n’ont rien de scientifique ou même d’empirique. Purement fictifs, ces scénarios sont surtout le reflet des convictions de leurs auteurs. En l’occurrence, un premier scénario qui minimisait le danger, conduisait à l’abîme. Un deuxième, qui envisageait un passage sans trop de dégâts, conduisait au même résultat. Dès lors – la forme logique est déjà une imposture – seul le scénario d’un freinage social complet (gesellschaftliche Vollbremsung, ibid. 250) permettrait de sortir de la crise.

Pour reprendre une formule de Habermas d’avril 2020 qui disait : « il n’y a jamais eu autant de conscience de notre ignorance Â», nous pourrions ajouter : et il n’y a peut-ĂŞtre jamais eu autant de certitudes et autant d’autoritĂ© scientifique Ă©tayĂ©e sur l’ignorance.

On pourrait longuement s’arrĂŞter sur les absurditĂ©s logiques et Ă©pistĂ©mologiques du conseil expert. Car, si les premières critiques de positivisme au dĂ©but du 20ᵉ siècle pouvaient encore dĂ©voiler l’artifice de l’induction scientifique, qui fondait ses gĂ©nĂ©ralisations sur un nombre restreint de cas particuliers, aujourd’hui, on ne saurait mĂŞme plus comment dĂ©signer un « savoir scientifique Â» qui infère ses certitudes empiriques des impressions subjectives induites par des images tĂ©lĂ©visĂ©es.

J’aimerais nĂ©anmoins, pour finir, plutĂ´t relever deux points : la transformation implicite de la « science Â» en un instrument de propagande, et l’absence complète de rĂ©flexion qui permet cette transformation.

Dans son livre sur la sociologie de la peur, Bude Ă©crit :

En termes de peur, on voit clairement oĂą va la sociĂ©tĂ©, ce sur quoi les conflits s’enlisent, quand certains groupes prennent congĂ© intĂ©rieurement et comment se rĂ©pandent d’un seul coup des sentiments de fin de civilisation ou d’amertume. La peur nous montre ce qui ne va pas. La sociologie qui veut comprendre sa sociĂ©tĂ© doit aujourd’hui se pencher sur la sociĂ©tĂ© de la peur. (Bude, 2014, 10)

Avant la pandĂ©mie, avant le service de consultation secret au service du ministère de l’intĂ©rieur, Bude pensait que la sociologie avait pour fonction de « faire parler les expĂ©riences des gens Â» (Ibid, 9). La visĂ©e de cette sociologie Ă©tait d’éclairer sur les principes de la peur pour mieux assurer une « dĂ©mocratie vivante Â» sans peur. (Ibid, 151) La peur, conclut Bude avec une rĂ©flexion du thĂ©ologien Paul Tillich, la peur « dĂ©masque les mensonges de la vie sur le bonheur, l’Ă©clat et la gloire, mais pour Tillich, elle prĂ©serve en mĂŞme temps, en tremblant et en hĂ©sitant, l’espoir que rien ne doit rester tel qu’il est. Â»

Ă€ partir de la pandĂ©mie et en se mettant au service secret de l’État, la sociologie de Bude change de fonction. Elle n’a plus comme but de donner une parole aux sans-paroles, elle ne travaille plus Ă  faire entendre l’expĂ©rience des « gens Â».

Tout Ă  fait au contraire, la sociologie de Bude travaille dĂ©sormais Ă  imposer le consentement des experts aux gens, tout en gardant la maĂ®trise de l’interprĂ©tation. Les sociologues font donc toujours parler les gens, mais dans un sens opposĂ©, en leur imposant ce qu’il y a Ă  dire et Ă  penser. Ainsi, cette sociologie se transforme-t-elle en parole de l’État. Et comme telle, elle vise mĂŞme Ă  produire et Ă  soutenir la peur Ă  l’aide de scĂ©narios fictifs et de techniques d’intimidation systĂ©matique.

Que veut dire dès lors « jouer la carte sociologique Â» (Bude 2014, 9 ; 2022, 254) ?

La mĂ©taphore que Bude aime Ă  rĂ©pĂ©ter implique la rĂ©ponse Ă  la question. La carte n’est pas le joueur. Le joueur de cartes utilise les cartes pour jouer son jeu avec des intentions qui ne relèvent pas nĂ©cessairement du contenu de la carte. La carte, la sociologie ou la « science Â» en l’occurrence, a une valeur purement instrumentale dans ce jeu. Selon le jeu qu’il s’agira de jouer, le sociologue ou le « scientifique Â» de Bude jouera ses cartes Ă  des moments diffĂ©rents et Ă  des fins diffĂ©rentes.

De mĂŞme, on ne pourra pas reprocher un manque de rĂ©flexion au joueur de cartes scientifiques. Mais la rĂ©flexion ne se fait pas au service de la science, de l’observation ou de la connaissance. Et elle ne se fait certainement pas dans une visĂ©e critique, voire autocritique. La rĂ©flexion de Bude est une rĂ©flexion purement stratĂ©gique. Ainsi, la rĂ©flexion sur le savoir scientifique reste aussi instrumentale que le savoir dont elle joue. Car « dans le champ scientifique comme ailleurs, il n’existe pas d’instance Ă  lĂ©gitimer les instances de lĂ©gitimitĂ©. Â» (Bourdieu, 2001, 126)

Notes

  1. Suivant l’expression de la page de présentation de BVA Nudge Consulting à l’adresse https://www.bvanudgeconsulting.com/fr/a-propos/the-team/. ↩︎
  2. https://fragdenstaat.de/blog/2020/04/01/strategiepapier-des-innenministeriums-corona-szenarien/ ↩︎

Bibliographie

  • Dardot, Pierre, et Christian Laval. 2009. La nouvelle raison du monde: essai sur la sociĂ©tĂ© nĂ©olibĂ©rale. Paris: Éd. La DĂ©couverte.
  • Charrel, Marie. 2021. « Covid-19 : le nudge ou convaincre sans contraindre, comment le gouvernement s’est converti Ă  cette discipline Â». Le Monde.fr, mai 25.
  • Bourdieu, Pierre. 2001. Science de la science et rĂ©flexivitĂ©: cours du Collège de France, 2000-2001. Paris: Raisons d’agir.
  • Bude, Heinz. 2022. « Aus dem Maschinenraum der Beratung in Zeiten der Pandemie Â». Soziologie 51(3):245‑55.
  • Bude, Heinz. 2014. Gesellschaft der Angst. 7ᵉ Ă©d. Hamburg: Hamburger Edition, HIS.
  • Horkheimer, Max. 1997. Zur Kritik der instrumentellen Vernunft: aus den Vorträgen und Aufzeichnungen seit Kriegsende. Ă©ditĂ© par A. Schmidt. Frankfurt am Main: Fischer-Taschenbuch-Verlag.
  • Stiegler, Barbara. 2021. De la dĂ©mocratie en PandĂ©mie: SantĂ©, recherche, Ă©ducation. Gallimard, p. 25-26
  • Stiegler, Barbara. 2019. « Il faut s’adapter Â»: sur un nouvel impĂ©ratif politique. Paris: Gallimard.
Thierry Simonelli
Thierry Simonelli
Publications: 14

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