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Co-écrit par David Graeber, anthropologue, et David Wengrow, archéologue, The Dawn of Everything. A new History of Humanity propose de relire l’histoire de l’humanité à partir de récentes découvertes en archéologie et en anthropologie. Les auteurs montrent, dans ce livre, la diversité des sociétés humaines et des options en matière d’organisation politique, contre le récit simpliste de la naissance de l’État et de notre modèle de société. Si leur analyse porte sur des sociétés longtemps disparues, leur intention est claire : remettre la diversité à l’honneur et nous faire imaginer d’autres possibles en matière de politique.
Dans les années 1960, Pierre Clastres est le premier à avoir interrogé au plus profond la nature du pouvoir, en mettant en question le lien de nécessité, considéré comme évident, entre pouvoir et coercition, et en montrant que de nombreuses sociétés – dites alors primitives – étaient pourvues d’une organisation sociale sans pour autant avoir développé de structures étatiques, ni même de rapports de domination. Tout en s’intéressant de près à son objet (la nature du pouvoir), Clastres se livra parallèlement à un important travail de déconstruction, signalant, en s’appuyant sur les travaux de Pierre Chaunu, que les Espagnols arrivés en Amérique avaient largement forgé et diffusé l’idée de tribus indiennes vivant en bandes nomades de petite taille afin de leur dénier toute organisation sociale et d’invalider toute entreprise comparative avec les sociétés occidentales. Le lien entre organisation sociale et pouvoir coercitif devait être préservé. En réalité, au moment de l’invasion espagnole, les populations indigènes étaient, d’une part, majoritairement sédentaires vers 1500. Surtout, elles étaient organisées en sociétés de grandes dimensions. Les Tupi-Guarani correspondaient par exemple à un nombreux ensemble de tribus dispersées sur 4000 km de distance, mais étaient unifiées par les mêmes rituels et l’usage de la même langue. De même, les statistiques des Espagnols sous-estimaient le nombre de natifs afin de prouver que les populations en question étaient impropres à une organisation politique. En 1519, toujours selon les travaux de Pierre Chaunu, la densité de population du Mexique correspondait pourtant à celle de la France de 1789. Contrairement à l’image fabriquée, selon les valeurs des Espagnols, les natifs américains étaient donc même en avance sur les sociétés occidentales (si on reprend les critères de ces dernières). A ceci près que leur mode d’organisation était fondé sur la liberté et le refus de la violence politique.
La nécessité de la coercition est sans doute le plus grand mythe de l’histoire du pouvoir et du développement de l’organisation sociale et politique. C’est sans doute aussi le plus gros obstacle à la pensée de la généalogie de l’État d’un côté et de la nature du pouvoir et de la démocratie de l’autre. En tant qu’historienne de l’État et de la nation, j’ai moi-même observé la difficulté à se détacher d’un ensemble de jugements de valeur dans notre manière d’interpréter le fait étatique. On le voit avec l’argument classique de la taille des sociétés. L’idée est admise que les sociétés de grande taille nécessitent un pouvoir coercitif, et elle n’est jamais remise en question. Dans le même ordre d’idée on le voit aujourd’hui dans les discours politiques abondamment favorables à la démocratie représentative. La démocratie directe est présentée comme impossible à mettre en place. Or la réflexion sur la mise en place d’une potentielle démocratie directe se fait toujours à l’intérieur du paradigme de la démocratie représentative qui ne laisse pas de place à la pensée d’un système d’organisation diamétralement différent. C’est la force de l’aliénation, qui tue non seulement l’action mais aussi l’imagination.
De même, la croissance de la centralisation de l’État et des institutions est vue comme un phénomène positif. Même quand leurs auteurs sont hostiles aux effets négatifs d’un État fort et / ou autoritaire, les histoires de l’État tendent à reprendre à leur compte cette conviction, là encore, sans la questionner. Dans une perspective téléologique, l’État apparaît comme juste, justifié et naturel dans l’histoire de l’humanité. Et une société, une nation, une entité politique sont saines quand l’État y est fort et stable. Ce qui n’est pas fort est signe de de mauvais fonctionnement.
C’est à cette idée reçue que s’en prennent à Graeber et Wengrow avec leur dernier livre, paru juste après la mort du premier en 2020. The dawn of everything. A new history of humanity révèle combien le mythe des origines, et l’opposition systématique entre nature et culture (que la culture soit considérée comme positive comme chez Hobbes ou comme négative comme chez Rousseau) polluent les réflexions dans des domaines aussi variés que l’économie, les sciences politiques, la sociologie ou l’histoire. L’opposition sert généralement à imposer le caractère inéluctable de notre propre mode d’organisation, à bloquer l’imagination d’autres systèmes : nous avons des États coercitifs parce que nous sommes le produit du progrès, et si le sort des sociétés primitives peut nous sembler enviable, n’oublions pas que ces peuples étaient égaux parce qu’ils étaient pauvres et étaient privés de tout ce qui est l’objet d’inégalité – comme aimait à le marteler le ministre Turgot dans la deuxième moitié du 18e siècle.
Graeber et Wengrow s’en prennent à l’idée d’égalité, au centre des débats politiques et de nombreux travaux scientifiques présentés comme progressistes. Selon eux, la question de l’inégalité n’est pas centrale, et si elle est devenue si importante depuis le crash financier de 2008, ce n’est pas par bienveillance envers autrui, mais toujours et encore par souci de conservation :
Le recours au terme d’« inégalité» est une façon de formuler les problèmes sociaux qui convient à une époque de réformateurs technocratiques, qui partent d’emblée du principe qu’il n’existe aucun projet réel de transformation sociale. 1
Dans ce livre, David Graeber et David Wengrow veulent, eux aussi, comprendre l’origine du pouvoir coercitif. Pour eux, le problème n’est pas temps celui des inégalités qui semblent avoir toujours existé, même dans les sociétés primitives (contrairement aux idées reçus et aux mythes bien enracinés), mais de leur instrumentalisation pour exercer un pouvoir sur les autres. Graeber et Wengrow remarquent ainsi que le seul domaine où la propriété existait était la sphère du sacré. Seuls les objets sacrés comme les flûtes ou trompettes pouvaient être possédés en propre. Les notions de privé (ou de propriété) et de sacré ont en commun d’être marquées par l’exclusion.
Si le privé a une origine, elle est aussi ancienne que l’idée du sacré, qui est probablement aussi ancienne que l’humanité elle-même. La question pertinente n’est pas tant de savoir quand, mais comment le privé a fini par ordonner tant d’autres aspects des affaires humaines. 2
Venant aux mêmes conclusions mais par un cheminement différent, Pierre Clastres soulignait l’importance des prophètes. Il écrivait en effet :
Dans le discours du prophète gît peut-être en germe le discours du pouvoir et, sous les traits exaltés du meneur d’hommes qui dit le désir des hommes se dissimule peut-être la figure du Despote. Parole prophétique, pouvoir de cette parole : aurions-nous là le lieu originaire du pouvoir tout court, le commencement de l’État dans le Verbe ? Prophètes conquérants des âmes avant d’être maîtres des hommes ? Peut-être. Mais, jusque dans l’expérience extrême du prophétisme (parce que sans doute la société tupi-guarani avait atteint, pour des raisons démographiques ou autres, les limites extrêmes qui déterminent une société comme société primitive), ce que nous montrent les Sauvages, c’est l’effort permanent pour empêcher les chefs d’être des chefs, c’est le refus de l’unification, c’est le travail de conjuration de l’Un, de l’État. L’histoire des peuples qui ont une histoire est, dit-on, l’histoire de la lutte des classes. L’histoire des peuples sans histoire, c’est, dira-t-on avec autant de vérité au moins, l’histoire de leur lutte contre l’État. 3
Dans la lignée de Marshall Sahlins et de son opus sur la nature humaine, une invention occidentale4, Graeber et Wengrow soulignent de manière très juste, dans leur livre, l’impasse dans laquelle se retrouve Hobbes et Rousseau. Alors que les deux auteurs sont traditionnellement présentés comme des penseurs du politique opposé (selon le Léviathan de Hobbes, la violence de l’état de nature conduit à l’association dans une société politique // selon le Contrat social de Rousseau (1762), l’état de nature est un âge d’or auquel l’aspiration à la propriété met fin), Hobbes et Rousseau partagent en réalité le même paradigme de l’étatisation, de l’établissement et de la croissance nécessaires / inéluctables de l’État. Et ceux malgré des valeurs et des aspirations opposées.
Mais pour Rousseau comme pour Hobbes, l’état de nature n’est qu’une fiction philosophique / discursive pour comprendre l’État qui n’est pas remis « réellement » en question. Par conséquent, ils n’envisagent pas une société qui aurait existé sans l’État, et encore moins d’alternative possible à l’organisation sociale qui caractérise la société dans laquelle ils vivent. La fiction de l’état de nature est produite afin de penser et de comprendre une organisation sociale qui ne peut être changée, ce qui est une « vision dépressive » selon Graeber et Wengrow5. De la même manière, derrière ses accents révolutionnaires, le marxisme soutient que la fin de l’État viendra de son épuisement. Il faut jouer le jeu de l’État pour en engendrer l’extinction.
Une extinction quasi eschatologique et d’autant plus improbable que les courants marxistes ou communistes ont majoritairement opté pour la logique des partis politiques, ces « tuent-la-démocratie » de par le culte de la personnalité et l’infantilisation des électeurs qu’ils entraînent. La vision marxiste de la lutte des classes au sein du paradigme de l’État ne propose pas non plus de réelle alternative. La possibilité de l’alternative réelle, le droit à cette possibilité, la reconquête de l’imagination, c’est sans doute la promesse la plus forte que l’anarchisme peut nous proposer. Il est grand temps de la saisir.
Pierre Clastres, La société contre l’État, 1974.
David Graeber et David Wengrow, The Dawn of Everything: A New History of Humanity, 2020.
Marshall Sahlins, The Western Illusion of Human Nature, 2008.
[1] “The term ‘inequality’ is a way of framing social problems appropriate to an age of technocratic reformers, who assume from the outset that no real vision of social transformation is even on the table.”, David Graeber et David Wengrow, The Dawn of Everything: A New History of Humanity, 2020, p. 6.
[2] “If the private has an origin, it is as old as the idea of the sacred, which is likely as old as humanity itself. The pertinent question is not so much when this happened, as how it eventually came to order so many other aspects of human affairs.”, Graeber et Wengrow, The Dawn, p. 163.
[3] Pierre Clastres, La société contre l’État, 1974, p. 185-186
[4] Marshall Sahlins, The Western Illusion of Human Nature, 2008.
[5] Graeber et Wengrow, The Dawn, p. 5.