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C’est ce qu’indiqueraient certaines enquĂȘtes⊠Contre lâeffet produit par lâinflation des publications et plus gĂ©nĂ©ralement lâidĂ©e communĂ©ment admise selon laquelle nous vivons dans le tourbillon du progrĂšs et des nouvelles technologies toujours plus performantes, tout montre que la science devient plus difficile, « Science is getting harder », nous dit Matt Clancy.
Il est en effet de plus en plus difficile de faire des dĂ©couvertes dĂ©passant les anciennes. Si les publications n’en finissent pas d’ĂȘtre plus nombreuses, les dĂ©couvertes quâelles prĂ©sentent sont de moins en moins ambitieuses. Pour la physique, le temps des grandes dĂ©couvertes se situerait dans les annĂ©es 1910-1930 (importance de la rĂ©volution quantique). En chimie et en physiologie/mĂ©decine, ce sont les annĂ©es 1950-1980 qui auraient Ă©tĂ© les plus fructueuses. L’importance des « top-cited papers », ces articles les plus citĂ©s d’entre tous, est ainsi exagĂ©rĂ©e, enflĂ©e sous l’effet de l’inflation des publications (Ă©galement due aux exigences du monde acadĂ©mique pour obtenir un poste ou progresser dans sa carriĂšre), et reflĂšte peu l’importance des rĂ©sultats prĂ©sentĂ©s.
Une Ă©tude quantitative Ă paraĂźtre, citĂ©e par Clancy et portant sur les titres des articles (et donc le contenu annoncĂ©) montre que, entre 1935 et 1975, le nombres des sujets uniques traitĂ©s est en augmentation, mais que ce nombre a commencĂ© Ă stagner dans les annĂ©es 70, pour baisser Ă partir de la pĂ©riode 1999-2013 – reflĂ©tant une recul de l’innovation et une tendance Ă l’homogĂ©nĂ©isation (qui peut encore lĂ ĂȘtre imputable Ă la nĂ©cessitĂ© de produire vite des rĂ©sultats tangibles pour avancer dans la carriĂšre).
Par ailleurs, alors que les citations de travaux récents étaient en permanente augmentation de 1900 à 1955, elles régressent dramatiquement depuis les années 1970 (les deux creux sur les graphiques correspondant aux deux guerres mondiales, cf. graph infra). Idem pour les brevets qui renvoient eux aussi à des acquis et résultats plus anciens.
« Pourquoi les chercheurs ont-ils cessĂ© de citer des travaux rĂ©cents ? », se demande Clancy. Si les travaux les plus anciens contiennent les dĂ©couvertes les plus importantes et les plus dĂ©cisives, le vieillissement de la population des scientifiques et leur tendance Ă citer toujours les mĂȘmes publications semble ĂȘtre un autre facteur.
Ce blocage, qui nâest pas rĂ©cent puisquâil remonte aux annĂ©es 70-80, est surprenant quand on le met en regard avec la sociĂ©tĂ© de consommation et la frĂ©nĂ©sie Ă acheter le dernier Ă©cran ou le dernier tĂ©lĂ©phone qui pourrait suggĂ©rer un effet d’entraĂźnement et une incitation Ă l’innovation perpĂ©tuelle. Le mode de consommation entretient d’ailleurs lâidĂ©e dâun progrĂšs en pleine course qui sâamplifierait au grĂ© de lâaccumulation de nouvelles connaissances. Chaque annĂ©e, le nouvel Iphone remplace lâancien et cette nouveautĂ© apparaĂźt comme le produit dâavancĂ©es technologiques. De maniĂšre plus nĂ©gative, nombreux sont les consommateurs qui nâarrivent plus Ă suivre, pris dans la spirale infernale du progrĂšs et des nouveaux articles de consommation Ă acheter. Ces nouvelles connaissances et progrĂšs sont pourtant absents en rĂ©alitĂ©.
Dans The Utopia of Rules: On Technology, Stupidity, and the Secret Joys of Bureaucracy (2015), lâanthropologue David Graeber pointait ce paradoxe entre, dâune part, l’inertie de la vie scientifique et, de lâautre, la prĂ©tendue accĂ©lĂ©ration qui serait notre lot quotidien (dĂ©peinte notamment par le philosophe Hartmut Rosa, dans Beschleunigung. Die VerĂ€nderung der Zeitstrukturen in der Moderne, 2005, traduit en français sous le titre : AccĂ©lĂ©ration. Une critique sociale du temps). Il Ă©voquait ainsi la honte au 21e siĂšcle de nâavoir pas vu advenir le monde de merveilles technologiques qui Ă©tait promis aux adolescents que lui et sa gĂ©nĂ©ration Ă©taient dans les annĂ©es 70.
Le changement technique depuis les annĂ©es 1970 sâest en effet essentiellement concentrĂ© sur les techniques de lâinformation et de la simulation, produisant davantage la mise en scĂšne de l’innovation que sa matĂ©rialisation. Alors quâautrefois la rĂ©alitĂ© physique, matĂ©rielle, des techniques donnait le sentiment dâun progrĂšs irrĂ©sistible de lâhistoire, nous sommes aujourdâhui rĂ©duits « Ă un jeu dâimages et dâĂ©crans ». Et surtout, Ă partir des annĂ©es 1970, les investissements sont clairement passĂ©s « de technologies associĂ©es Ă la possibilitĂ© dâavenirs diffĂ©rents Ă des technologies qui ont renforcĂ© la discipline du travail et le contrĂŽle social » (il suffit de penser aux applications dĂ©diĂ©es Ă la reconnaissance faciale, Ă la traçabilitĂ©, qui ont envahi les sphĂšres publique et privĂ©e). Ce qui nous fait toucher un aspect complĂštement tu dans lâarticle de Clancy. Celui du financement et du formatage qui sâensuit de la recherche.
La fascination pour le miracle de la Sillicon Valley et dâinternet a fondĂ© le mythe de la recherche menĂ©e par de petites Ă©quipes dâingĂ©nieurs jeunes, autonomes, audacieux et optimistes. Lâappel croissant Ă la fabrication de produits immĂ©diatement commercialisables donne lâimpression de progrĂšs permanent. Les consĂ©quences nâen sont pas moins dĂ©sastreuses pour la stimulation de la recherche, censĂ©e ĂȘtre libre et non orientĂ©e, et insĂ©parable de la sĂ©rendipitĂ©, cette aptitude Ă se laisser surprendre, Ă faire une dĂ©couverte inattendue et Ă en exploiter lâutilitĂ© scientifique. Une telle aptitude nĂ©cessite en effet de travailler sans pression aucune, un climat de travail que le rythme et lâexigence de rentabilitĂ© imposĂ©s aujourdâhui ne favorisent guĂšre.
Dans les universitĂ©s du monde entier, souligne David Graeber, « lâexplosion de la paperasse [papier ou virtuelle] rĂ©sulte directement de la technique de management des entreprises. [âŠ] Le marketing et les relations publiques finissent par engloutir de tous cĂŽtĂ©s la vie universitaire ». Il ne faudrait pas idĂ©aliser pour autant l’universitĂ© d’avant qui avait ses propres biais, problĂšmes et agenda. Trop souvent, les dĂ©fenseurs de lâuniversitĂ© et de lâidĂ©al de libertĂ© acadĂ©mique oublient les liens forts entre lâĂtat et lâuniversitĂ© qui ont prĂ©valu Ă partir du 19e siĂšcle. VĂ©ritable projet culturel, la nation reposait alors en grande partie sur lâhistoire nationale produite par les historiens (et donc lâuniversitĂ©). Or la figure idĂ©ologique centrale de notre sociĂ©tĂ© nâest plus lâĂtat national mais lâentreprise transnationale, ce qui a eu pour consĂ©quence la perte dâutilitĂ© idĂ©ologique de lâuniversitĂ© â une universitĂ© qui a fait le choix sâadapter au nouvel Ă©thos en prenant lâapparence de ladite entreprise. Aussi, derriĂšre lâapparente opposition entre un monde de lâentreprise qui dicterait sa loi et une universitĂ© qui se battrait pour conserver sa libertĂ©, il faut se reprĂ©senter au contraire une situation moins tranchĂ©e. Les transformations subies par lâuniversitĂ© rĂ©vĂ©lant moins une intervention de lâĂ©conomique non dĂ©sirĂ©e quâune transformation choisie pour perpĂ©tuer sa place dans la sociĂ©tĂ©.
Alors, la science est-elle rĂ©ellement plus difficile et Ă bout de souffle, comme tout aurait Ă©tĂ© rĂ©vĂ©lĂ© ? Ou bien nâest-elle pas tout simplement entravĂ© dans des structures qui attendent autre chose dâelle et dans un monde oĂč les universitaires eux-mĂȘmes ont pour beaucoup mordu Ă lâhameçon et accĂ©lĂ©rĂ© leur perte.
Bibliographie:
Matt Clancy, Science is getting harder. Evidence that discoveries are getting smaller on average, New Things, July 2022.
David Graeber, The Utopia of Rules: On Technology, Stupidity, and the Secret Joys of Bureaucracy, Montréal (Québec), Melville House, 2015.
Harmut Rosa, Beschleunigung. Die VerÀnderung der Zeitstrukturen in der ModerneSuhrkamp, Frankfurt am Main, 2005.
MilojeviÄ, StaĆĄa. 2015. Quantifying the cognitive extent of science. Journal of Informetrics 9(4): 962-973.
L’article de Matt Clancy m’a rappelĂ© la critique de la physicienne allemande Sabine Hossenfelder. Dans un article de 2020, Hossenfelder soutient, Ă la suite de son ouvrage sur les problĂšmes de la physique actuelle â sa thĂšse a bien Ă©videmment Ă©tĂ© sĂ©rieusement remise en question par dâautres physiciens – que la physique nâa pas vraiment avancĂ© depuis les annĂ©es 1970. La chronologie est donc la mĂȘme. Son explication semble moins sociologique, Ă©conomique et plus âștechniqueâč ou mĂ©thodologique (les questions de la « beautĂ© » et de la « laideur » ds thĂ©ories), mĂȘme si le rĂ©sultat revient au mĂȘme:
« As physics has progressed, the foundations have become increasingly harder to probe by experiment. Technological advances have not kept size and expenses manageable. [âŠ] With fewer experiments, serendipitous discoveries become increasingly unlikely. And lacking those discoveries, the technological progress that would be needed to keep experiments economically viable never materializes. »
Sa réponse au problÚme est tout aussi déconcertante : « Because the existing scientific system does not encourage learning. » Et dans la réflexion de Hossenfelder, la physique fait fonction du canari dans une mine de charbon.
Cet âșĂ©checâč serait portĂ© par une fausse idĂ©ologie, ou une idĂ©ologie naĂŻve : celle qui prĂ©tendrait que tĂŽt ou tard, Ă force de recherche, la science progresserait. Il nâen est rien, car le progrĂšs nâest pas lâeffet nĂ©cessaire de la recherche dâune part. Ensuite, de lâautre part, quand bien mĂȘme il y avait un progrĂšs, la piĂšce du puzzle qui ferait avancer ou âșrĂ©volutionnerâč les paradigmes en cours, cette piĂšce se noierait dans lâocĂ©an de la « saine spĂ©culation ».
Ainsi, il va presque sans dire que la critique du « marketing » scientifique, la nécessité du commercialisable immédiat et de la gestion managériale de la recherche encadrent, soutiennent et renforcent le problÚme.
On pensera Ă cet ancien premier ministre luxembourgeois, qui n’avait d’autre idĂ©e pour son universitĂ© naissante que d’ĂȘtre une « fabrique de productivitĂ© ». On n’essaye mĂȘme pas de faire semblant : chercheurs, produisez de la plus-value, investisseurs, faites de la science !
https://iai.tv/articles/why-physics-has-made-no-progress-in-50-years-auid-1292
TrÚs intéressant.
Peut-ĂȘtre la beautĂ© de certaines sciences sociales et humaines est-elle d’ĂȘtre peu convertible (Ă l’Ă©chelle de toutes les disciplines scientifiques) en applications rentables selon les donnĂ©es actuelles des marchĂ©s…
Mais cela n’empĂȘche pas la valorisation du dĂ©coratif sur la production de donnĂ©es, l’audace intellectuelle et l’utilitĂ© pĂ©dagogique !